Bestioles en péril
LE MONDE

Article paru dans l'édition du 23.04.05

 
C'est la fameuse revue scientifique Nature qui l'affirme : une espèce de fourmi arboricole amazonienne, baptisée Allomerus decemarticulatus, minuscule de son état, est une tortionnaire patentée. Capable de construire des pièges ingénieux et un brin cruels, elle attrape ses proies par les pattes puis les écartèle sans pitié, comme on torturait les malfaiteurs au Moyen Age. "A notre connaissance, écrivent les chercheurs qui ont mené cette étude, la création collective d'un piège en tant que stratégie de prédation n'a jamais été décrite chez les fourmis."

Dans le détail, la fameuse Allomerus fabrique un tunnel percé de trous plus gros qu'elle, puis attend sous cet abri, toutes mandibules ouvertes. Dès que l'insecte convoité se pose sur le chausse-trape, ses pattes, ses antennes et ses ailes sont attrapées par les fourmis en embuscade. Elles tirent chacune dans un sens, forcent leur future victime à coller son abdomen contre le toit de la galerie. Ainsi commence l'écartèlement fatal qui conduira au découpage de l'insecte et au partage du butin.

Que les fourmis pratiquent la torture, voilà qui laisse pantois. Ces petites bêtes qu'on pensait d'abord industrieuses affectionnent les supplices raffinés, dont on se demande bien où elles les ont appris, sinon peut-être à observer certains humains.

Mais il est vrai que la chaîne alimentaire réunit des maillons parfois improbables. Qui aurait pensé que les gentils manchots du Cap, en résidence surveillée au zoo de Mulhouse, pourraient servir de déjeuner, voire de "quatre-heures", aux braves goupils, surtout réputés pour leurs talents de trousseurs de poules.

D'après les autorités du parc zoologique de la cité du Haut-Rhin, ce manège sanglant dure depuis deux ans. Le 5 avril, un raid meurtrier de renards affamés a fait cinq victimes dans le camp des manchots, qui ne compte plus que neuf ressortissants.

Les attaques ont en outre dépareillé les couples, laissant éplorés et à moitié estourbis des veufs et des veuves. C'est pourquoi le zoo de Mulhouse vient de lancer un appel au don officiel pour sauver ces bestioles apeurées en leur construisant une clôture électrifiée. Il faut ce qu'il faut.

Le manchot du Cap est une espèce en voie de disparition. Menacé sur la banquise, il n'est pas question de le laisser croquer par une bande de malins goupils. Voyant que le comportement de reproduction des gentils manchots est perturbé depuis qu'on les rentre tous les soirs, les autorités du zoo attendent encore 8 650 euros pour protéger leurs pensionnaires venus du froid.

Il semble, en revanche, que la cause soit presque désespérée pour les bancs de morue et les anchois de Namibie, ou pour les sardines du Sénégal. Cette fois, les renards n'y sont pour rien, pas plus que les fourmis Allomerus, dont on n'a jamais lu qu'elles savaient nager ni qu'elles chassaient le mérou. Le réchauffement climatique et la pêche à outrance désertifient les océans, privant les phoques et les oiseaux de leur pitance quotidienne.

Et voilà comment des manchots se retrouvent, à Mulhouse, en délicat colloque avec d'entreprenants renards...

Cette chronique s'interrompt. Elle reprendra lundi 9 mai, dans Le Monde daté 10 mai.

éric fottorino